dimanche 25 décembre 2011
- Car contrairement aux apparences…
- Qui sont rarement trompeuses, tout comme les premières impressions qui sont toujours les bonnes !
- C’est le genre de paradoxe qui n’amuse que vous. Je reprends : vous n’êtes pas un dessinateur réaliste.
- Je me souviens d'une anecdote qui me fut rapportée, chez Casterman, à l’époque de la sortie de cet album : « Tueur de Cafards ». Mais sans que je puisse jurer de sa véracité car ma mémoire, vous le savez, flanche facilement. Le Big Boss me dit que Jacques T* (qui était un garçon sérieux, LUI, pour bien me faire sentir que, MOI, je l’étais beaucoup moins) avait réalisé des repérages très précis dans NYC et que s’il dessinait telle rue tombant dans telle avenue, c’était une vérité topologique que nul ne pouvait contester.
- Tandis que chez vous, la rue de Rivoli peut très bien donner sur Times Square.
- Vous exagérez encore mais ce serait amusant ! En tous cas, le belvédère du jardin public de mon enfance devient, dans « Magnum song », un lieu imaginaire du nom de « Chaumont’s Heights ».
- Du coup, on ne vous a jamais confié les pérégrinations parisiennes des personnages de Léo Malet ?
- Cela n’aurait pas été raisonnable, des fois que je confusionne Monceau et Montsouris !
- Mais, ici, ce sont bien les quais ?
- Oui, mais situés à deux lieux différents d’un plan à un autre et en changeant même de rive !
- Enfin, virtuellement ! Je me souviens de cette anecdote que vous me racontiez à propos de Léo Malet. Une américaine s’étonnait auprès de l’épouse de ce dernier de la grande science qu’avait l’auteur des mœurs criminelles et du milieu de l’UNDERWORLD. Elle demanda: « Pour en savoir si long, votre mari a du vivre longtemps aux États-Unis ? »
« Vous pensez ! Le plus grand voyage qu’il ait jamais fait, c’est Paris-Montpellier ! » répondit du tac-au-tac l’épouse de Léo Malet. Au fait, vous avez bien illustré certains de ses livres ?
- Pas directement : plutôt ceux de Frank Harding !
- Dans la préface que François Guérif écrivit pour l’une de ces rééditions chez NéO, nous pouvons lire au sujet de ces cités plus inventées que réelles : « C’est une ville imprécise, semblable à n’importe quelle métropole américaine ». Jacques Baudou renchérit : « La ville est la véritable STAR mais, paradoxalement, elle est très faiblement caractérisée… » Ainsi, comme l’exprime si bien Crystel Pinçonnat : « L'inscription de quelques noms propres suffit à ancrer le scénario dans la réalité américaine. Ce procédé crée artificiellement des lieux intérieurs ou extérieurs complètement stéréotypés tels une rue déserte dans un quartier sinistre, un terrain vague, un hôtel sordide ou une usine désaffectée. La ville est comme vidée de son contenu pour mieux déployer son rêve. Elle permet d'enchâsser des décors oniriques et hallucinés qui prennent l'allure de visions »...
- Exactement. Ainsi, sur l’image précédente, ce ne sont pas les quais de New-York City que j’ai mis en scène mais ceux de Granville. J’avais simplement écrit : « Une heure du matin, sur les quais de Old Jamaïca Embankment »…
- Et ce n’est pas vraiment l’aérodrome de La Guardia.
- J’en doute assez !
- Après « La Meilleure Façon de Tuer son Prochain », vous fûtes frappé…
- Traîtreusement.
- Si vous préférez ! Vous fûtes donc traîtreusement frappé par un petit drame éditorial : un individu sans goût vous vola, chez vos amis Albin et Michel, tout un album....
- Avant son impression et même sa photogravure: cet « Été Noir » méritait bien son nom !
- Et vous faites parti de ces individus que les vicissitudes de l'existence brisent bien plus qu’elles ne les renforcent : Vous eussiez fait de la peine à ce bon vieux Nietzsche !
- Savez-vous ce que je pense de Friedrich ?
- Je préfère l'ignorer. Du coup, gros coup de blues et les médocs qui font voir la vie en rose : c’est que vous en avez fait des histoires pour quelques planches…
- Cinquante d’un coup, ou bien une année de travail toute entière : ça fait un grand vide !
- Vous aviez même envoyé votre « CONSIGLIERI » sur le sentier de la guerre et il vous obtint de belles indemnités.
- Belles, c'est une affaire de point de vue.
- Vous envisagez un instant d’acheter une voiture neuve, ce qui nous eut heureusement changé des épaves qui ont toujours eu toutes vos complaisances. Et patatras, coup de folie : vous retournez à New-York City pour y claquer tout ce bel argent...
- Oh! Les gargouilles d'acier riveté qui ornent le « Chrysler Building »!
vendredi 23 décembre 2011
- Vous dites : « Je me souviens d’un temps où trouver des modèles faisait dans le genre fastoche. La procédure était simple : j’alpaguais tous ceux qui avaient la mauvaise idée de s’approcher de mon STUDIO ! »
- Le piège fonctionnait d’autant mieux que, auréolé d’une petite notoriété, je recevais beaucoup ! Et ces visiteurs étaient ravis de devenir des personnages de romans noirs. J’avais, en plus, un aplomb phénoménal et je m’autorisais toutes les audaces: ainsi, pour camper cet homme au chapeau rond et qui erre sans trop savoir pourquoi dans les allées du Père Lachaise, j’avais demandé à un vrai comédien de tenir le rôle. Un qui jouait à l’Opéra. Celui d’Avignon, ce très beau théâtre à l'Italienne. Des amis communs nous avaient présentés. Et c’est horrible : je ne me rappelle rien de la pièce : ni du nom de celle-ci, ni même s’il s’agissait d’un vaudeville, d’un drame ou d’une comédie musicale. Je me demande parfois s’il n’y a pas quelque chose d’effroyablement inconvenant dans le fait de considérer la vie comme une espèce de théâtre dans lequel on peut puiser des personnages ou des situations. De se dire, en rencontrant quelqu’un : « Oh, tiens: il ferait un bel assassin, celui-là ! ». Ou alors, en croisant une jeune femme callipyge: « Celle-ci semble née pour tenir le rôle d'une Antiope : Jupiter lui-même vous le dirait ! »
- Disons, pour conclure ce chapitre, qu’il est des crimes plus grands et, qu'après tout, comme le chante Barbara: « si la photo est bonne… » Mais il y a une chose qui me chiffonne : si vous êtes moins convaincant aujourd’hui, par exemple à convaincre un éditeur à publier votre pavé de 120 pages, est-ce parce que vous ne croyez plus en vous ? L’âge, peut-être ?
- Savez-vous ce que disait John Barrymore ?
- L’acteur ?
- Qui d’autre ? « Un homme n'est vieux que lorsque ses regrets prennent la place de ses rêves… »
- Touchée*!
- A cette époque, et cela revient comme un leitmotiv, vous dites que vous étiez convaincant car vous croyiez alors intensément en vous : est-ce là le secret du succès ?
- Sans aucun doute et bien plus que le talent !
- Et vous avez perdu la Foi ?
- En cours de route, c’est incroyable tout ce que l’on peut perdre, en plus de sa jeunesse !
- Genre : « Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J'emporte malgré vous,
Il s'élance l'épée haute.
Et c'est... »
- Rien d’aussi romanesque mais des regrets, sans doute. Oui, qu’est-ce que j’étais convainquant. Je me souviens que ma notoriété ( VANITAS, VANITATUM ET OMNIA VANITAS mais cette idée ne m'effleurait pas !) était si grande et mon talent si recherché que ce sont les directeurs artistiques qui venaient me visiter dans mon ermitage du Lubéron !
- Un peu comme François I qui visitait Léonard en son manoir de Cloux ?
- Exactement et sauf que c'était une simple ferme provençale ! Ainsi un matin, arriva un directeur artistique qui m’entretint d’une campagne de publicité et d’un dessin dont je n’ai gardé aucun souvenir. Rien: le vide abyssal, comme si toutes les données avaient été effacées, ou détruites, et cela avec les normes de sécurité de l’armée américaine ! Je me souviens seulement avoir remarqué que les traits de son visage avaient une régularité toute classique. Alors, ZOU: sous les sunlights où je l’ai affublé d’un holster et…
- Oui, qu’en avez-vous fait, de ce malheureux, je vous le demande ? Un dieu ou un héros grec ? Non ! Un suicidaire qui se fait péter la tronche sous le kiosque à musique de la place de la République...
- Avant de rompre avec les éditions Casterman, vous aviez réalisé une histoire d’écrivain assassin, cela pour un numéro spécial de (A SUIVRE) célébrant les noces du POLAR et de la BD.
- C’est durant l’été 1981 que je demandais à plusieurs écrivains de me servir de modèles pour les différents personnages de cette nouvelle.
- Et ils ont tous accepté ?
- Étrangement oui. Je devais être très convaincant ou bien je croyais en moi. En tous cas, c’est par une fin d’après-midi ensoleillée qu'aux limites de la Beauce, je descendis en gare de Dourdan et que je gagnai une belle propriété : est-ce celle de l’ancien bottier de Napoléon III ou un truc de ce genre, mon souvenir est confus à ce sujet. Mais, ce qui est certain, c’est que je n’en retrouverais jamais le chemin. Whatever. Dans la fiction, cela devint :
« C’est dans la douce lumière d’une fin d’après-midi que je descendis en gare de D*, petit bourg du Hurepoix où résidait celui qui était en tête de liste sur mon petit carnet noir…
La villa de Gaston Vermillard fleurait bon le sirop en cette saison consacrée aux confitures ménagères. Le visage empourpré par la chaleur des fourneaux, mon ancien éditeur sortit faire quelques pas.
Je n’éprouve généralement aucune sympathie pour les éditeurs : ceux-ci souffrent d’un sentiment de persécution qui les entraîne à penser que Dieu ne créa les auteurs que pour en faire leurs ennemis naturels.
Pourtant, je m’étais attaché à Vermillard dont la chaleureuse bonhomie avait su faire fondre les glaces de ma réserve.
Sa trahison en fut d’autant plus cruelle… »
- C’est très curieux que vous ayez écrit, au bord d’une belle piscine au pied du Mont Ventoux et en pleine gloire, le récit d’un artiste fini.
- Ce que c’est que l’imagination ! Par contre, je n’aurais jamais imaginé, adolescent qui hantait les cinémas de quartier de Puteaux où j’étais alors exilé et où les démolisseurs s’en donnaient à cœur joie, c’est qu’en voyant « Adieu l’Ami », c’est que je mettrais un jour en scène son réalisateur, Jean Herman !
- C’est le Rédac’ Chef de « A SUIVRE » qui a du pousser un « OUF » de soulagement en se rendant compte qu’il avait échappé à la chute de ce « météore graphique dont les compositions extraordinairement intenses et l’univers très noir marqueront les premiers temps du magazine » ainsi que l’écrivait l’auteur de cette somme : (A SUIVRE) UNE AVENTURE EN BANDE DESSINÉE…
- Racontez ce qu’il vous chante mais vous ne pourrez m’enlever le fait que « Paris-Fripon » a très bien marché. Il y eut en eût deux rééditions, l’une dès que l’Écho des Savanes fut racheté par « ALBIN MICHEL » et une dernière, augmentée d'un prologue…
- Totalement inutile. Il y eut même un portfolio titanesque reproduisant quelques planches dans leur format original.
- L’ouvrage était superbement préfacé par Jean Vautrin.
- Personne ne vous refusait rien, à cette époque. Vous étiez, et à vos frais, monté spécialement à Paris pour numéroter et signer les exemplaires mais vous n’avez jamais touché un sou sur cette affaire. Pire, le photograveur (car une fois de plus vous aviez voulu superviser cette étape), vous rappela toujours qu’il n’avait jamais été payé non plus... Dites : vos décors rappellent étrangement ceux où se déroule ce drame conjugal de Pierre Granier-Defferre, « Le Chat ».
- Il y a une bonne raison à cela : il s’agissait, dans les deux cas, de Courbevoie.
- Les vôtres sont encore plus déglingués.
- Les BULLDOZERS avaient poursuivis leur œuvre et il ne restait plus que des ruines de ce qui avait été Le Rond Point de La Défense et tous les quartiers qui l’entouraient, du Pont de Puteaux jusqu’à L’Ile de la Jatte.
- Dans « Paris-Fripon », notre auteur croit bon de greffer une intrigue parallèle et dans laquelle il met en scène un certain Jean-Léon Jérôme, Ministre de la Culture, qu'il décrit ainsi:
« Jean-Léon prenait très à cœur son portefeuille ministériel et n’hésitait jamais à mouiller sa chemise sur le terrain pour découvrir de nouveaux talents.
Oui, Jean-Léon était un vrai mordu des ARTS, sous leurs formes les plus diverses et souvent les plus avant-gardistes. Intérêt touchant qu’il cultivait de préférence au « Paris-Fripon », ce temple de la culture, véritable serre propice au développement et à la croissance des plus belles plantes de la capitale. De plus, lui-même artiste amateur, il avait fait passer sous ses pinceaux toutes les artistes qui se produisaient sur la scène du célèbre cabaret.
Sa véritable passion, c’était en fait la peinture à l’huile mais, pour des raisons olfactives, il avait du y renoncer : vous imaginez un ministre qui laisse derrière lui des effluves d’huiles, de térébenthine et autres vernis ? Bien sûr que non. Alors, la mort dans l’âme, il s’était résolu à la pratique de la sanguine et des aquarelles. Il accompagnait toujours ses petits dessins de maximes ou de versets de l’Ancien Testament. Lesquels, même s’il ne les comprenait pas toujours, donnait à son œuvre des profondeurs insoupçonnées… »
- Quelle absurdité ! C'est un peu comme si vous mettiez en scène un très haut responsable des affaires de ce monde et lui prêtiez des frasques de nature à ruiner sa carrière et tout cela, par exemple, dans la suite d’un palace international. C’est invraisemblable.
- Totalement ! - Confirma la Brunette - Il n’y a que dans l’imagination des romanciers de gare que des hommes politiques se révèleraient être des disciples de Priape, trainant derrière eux une longue cohorte de scandales plus ou moins bien étouffés sous l’oreiller !
In petto, l’auteur convint que ce genre de choses ne pouvait se produire dans la vie réelle. Il avait parfois trop d’imagination...
- Et « Paris-Fripon » serait encore une histoire de maniaque qui extermine, non pas des rouquines comme dans « Magnum Song », mais des danseuses de cabaret ? - Demanda le Fantôme des Années Anciennes en sortant de sa réserve.
- Tiens donc : je n’y avais pas songé.
- Ne me dite pas qu’il y avait aussi un détective privé qui enquêtait sans conviction ?
- Comment avez-vous deviné ? Mais c’est bien le cas : Junior est chargé de récupérer des bobines en « Super 8 », lesquelles pourraient ruiner la carrière d’une actrice au demeurant prometteuse.
- En quoi sont-elles compromettantes ?
- On ne le saura jamais, en tous cas dans la version originale. Comme les microfilms de « North by Northwest », ces pellicules ne sont qu’un Mac Guffin.
- Toute analogie avec l’œuvre du Maître s’arrêtant là ! Dans ce passage, vous mettez en scène ces chutes de reins qui semblent tant vous inspirer. Le détective passe dans ses bureaux après une journée résolument infructueuse.
Une jeune femme, une inconnue, l’attendait.
- Il est inutile - dit-elle - que je me présente, n’est-ce pas ?... Enfin, voyons : la Grande Star ... Vous ne sortez donc jamais ?... Bon, j’ai visiblement à faire avec un anachorète : je m’appelle Lucia de Heredia.
« Saperlipopette ! » Pensa Junior en se disant que les chefs opérateurs, les éclairagistes et les maquilleurs étaient de véritables magiciens. Mais il garda prudemment cette réflexion pour lui et répliqua prudemment :
- Ah, d’accord !
- Savez-vous où se trouvent ces sales négatifs: je suis prête à tous les sacrifices pour les récupérer.
Junior se demandait bien jusqu’à quel point elle était prête à fraterniser avec un anachorète. Hélas…
DRINGGG !
- Ha ! Ha ! Ha ! - Pouffa la jeune effrontée - Voilà ce qui s’appelle un sacré coup de théâtre.
- Oui: heureusement pour notre auteur que l’on a inventé les sonnettes, qu’elles soient d’entrée ou de téléphone ! - Renchérit l’Autre.
« Nul arrêt du Destin ne saurait ébranler mon courage » songea notre auteur en se disant qu'elles n'avaient pas tord et que, peut-être et comme il l'avait écrit au tout début de cette aventure, il ne faisait que tourner en rond autour de deux ou trois thèmes.
Il manquait parfois d'imagination.
- Était-ce une sorte de prémonition que cette image d'un homme montant l'escalier de l’immeuble de la rue Portefoin et où se trouvaient les locaux de « L’Écho des Savanes » ? Toujours est-il que je désertai la rue Bonaparte pour le célèbre magazine « underground ».
- Que s’était-il passé ?
- Je crois qu’après : « DING, DONG ! Oui ? BLAM ! », « KLIK ! KLAK ! Fit le Kodak » fut la phrase en trop pour les nerfs du Rédac’ chef.
- C’est humain. Oh, mais me voilà encore sur cette image. En blonde car « The Gentlemen Prefer Blondes »!
- N’empêche que ça me facilitait pas les raccords pour ton personnage.
- J’aime pas la bouille de ce type : je suis certaine qu’il ne veut aucun bien à cette pauvre mademoiselle Mimi. Ou Lulu, ça dépend des clients !
- Ton inquiétude est fondée car il s’agit d’un serial-killer.
- L’a bien la tête de l’emploi ! Et il s’attaque au patrimoine culturel de la capitale ?
- Exactement, un ennemi du beau !
- Zut : il est temps que j’intervienne ! - S’exclama à cet instant une voix joyeuse et aux accents encore juvéniles car, contrairement à leurs créateurs, les personnages ne vieillissent jamais.
- Ah, c’est toi : qu'est-ce tu viens faire dans mon histoire ?
- C’est qu’il s’agit de plus en plus de la mienne, d’histoire, dont tu causes.
- Bah: personne ne croit un mot de ce que j’écris.
- Néanmoins, j’envisageais de te demander de partager avec moi les droits d’auteur car, il faut bien le reconnaître, ton univers me doit presque tout.
- Tu exagères ton importance.
- Nous nous sommes bien rencontrés dans un cabaret où je travaillais, près de l’Opéra ?
- Je ne me souviens même plus de son nom, à ce cabaret-là. Et puis, je ne t’ai jamais demandé de jouer les Antiope: c’est une pure invention de ma part. La preuve, je ne savais même pas qui c’était, Antiope ! Quant aux droits d’auteurs, je te donne volontiers le nom de deux de mes éditeurs. Peut-être seront-ils plus sensibles à tes arguments...
- Hum… Je ne suis pas certaine que cela vaille la peine d’entamer une procédure.
- C’est exactement leur raisonnement et ils en profitent ! Maintenant, et si tu le permets, j’aimerais reprendre mon histoire car j’en arrivais à « Paris-Fripon ».
- « Paris-Fripon » ? Mais j’en étais : je jouais le rôle d’une danseuse de cabaret. Mademoiselle Mimi ou mademoiselle Lulu, ça dépendait des clients. Dans une scène, Mimi ou Lulu, déplorait auprès du Ministre de la Culture Jean-Léon Jérôme (un inconditionnel de Terpsichore lui aussi), le manque de considération dont témoignaient les plus hautes autorités à l’égard de son art et en lui refusant, malgré tout son dévouement, les « Palmes Académiques ». Lesquelles étaient réservées aux étoiles de l’Opéra, « de vraies artistes, elles » - Ajoutait le maladroit (doublé d’un ingrat ).
Lulu ou Mimi : Ah ! Parce que moi, je n'en suis pas une, d'artiste: c’est ça ?
Jean-Léon Jérôme : Si tu veux la vérité au sujet de tes prestations scéniques, c’est NON ! Le ministère n’est pas prêt à reconnaître pleinement les vertus artistiques des danseuses de cabaret !
Lulu ou Mimi : Et qu’est-ce que j’ai de moins que les autres ?
Jean-Léon Jérôme : Je ne sais pas : quelques centimètres carrés de tissu en moins...
- Taratata ! - S’exclama une voix familière - Blondes ou brunes, nous sommes toutes à la merci des caprices de notre créateur. Pour lequel, comme tous les hommes, ce quatrain va comme un gant :
« Le change, seulement, sert à régler ma vie.
L’objet le plus parfait ne me plait qu’un moment.
Et, ce qui plus encore à l’aimer me convie,
C’est le désir que j’ai de changer promptement! »
- Vous me fendez le cœur: nul ne se rend compte des sacrifices auxquels j’ai du consentir afin d’exercer mon apostolat. Par exemple…
La scène se passe rue de l’Opéra. L’aube pointe le bout de son nez et une jeune femme sort du cabaret où elle travaille. KLACK ! KLACK ! KLACK ! Font ses talons hauts. Notre artiste, toujours à la recherche de nouveaux talents, la rejoint :
- Ah! Mademoiselle! Mademoiselle! Voulez-vous interpréter une Antiope?
- Une Antiope ? Non mais ça va pas, espèce de malade! PAF!... (Une gifle)... Et d'abord, c'est quoi une Antiope? - Qu'elle demande, se ravisant et en se disant que, peut-être, elle rate quelque chose.
- Antiope? C'est une femme que Jupiter a beaucoup aimé... Enfin, d'un certain point de vue!
- Jupiter? Le type qui règne sur l'Olympe?
- Voilà! C'est un sujet tiré de la mythologie et dont les plus grands peintres se sont inspirés, à commencer par Watteau dont le « Jupiter et Antiope » est exposé au musée du Louvre. Un thème cautionné par l'Académie des Arts elle-même!
- L'Académie ? Le Musée du Louvre ? Mince, c’est du lourd! Naturellement, vu sous cet angle...
- Pardi, vu sous cet angle!... Topons-là, Mademoiselle!
(Un peu plus tard, dans le STUDIO...)
- Dites, monsieur, j'enlève tout?
- Non, ma chère petite, pas les gants! Jamais les gants!
- Dites : les histoires d’appareils photographiques, avec ceux qui se trouvent d’un côté ou de l’autre de l’objectif, ça vous a toujours inspiré ! Déjà, dans « Magnum Song », il y avait une histoire de modèle (une pauvre innocente) et un photographe (The Big Bad Wolf).
- KLICK! KLACK! Disait simplement le texte...
- Et l’on vous a payé, pour si peu de mots, comme journaliste ?
- Dessinateur de presse, ça existe !
- Oui, mais ils commentent l’actualité politique ou sociale, eux.
- Vous savez, moi…
- Oui, « Les nouvelles sont mauvaises / D'où qu'elles viennent » ! En attendant, vous ne semblez pas avoir laissé à ces gens, Casterman, un souvenir impérissable : « Claeys, surgi tel un astre sombre, fait dans « A SUIVRE » une entrée flamboyante, s’y installe l’année suivante en une suite d épisode somptueux, mais ne donnera pas suite à cette entrée en matière prometteuse… » écrit l’auteur de ce gros bouquin (A SUIVRE) UNE AVENTURE EN BANDE DESSINÉE
- C’est tout moi : un astre sombre !
- Je me souviens de ce passage, dans les entretiens entre Alfred Hitchcock et François Truffaut, et qui traite des clichés de FILM NOIR...
F. T. Je reviens à la scène de l’avion dans le désert. L’aspect séduisant de cette scène réside dans sa gratuité même. C’est une scène vidée de toute vraisemblance et de toute signification; le cinéma, pratiqué de cette façon, devient vraiment un art abstrait, comme la musique, Et cette gratuité que l’on vous reproche souvent constitue précisément l’intérêt et la force de la scène. C’est très bien indiqué par le dialogue quand le paysan, avant de monter dans l’autocar, dit à Cary Grant, en parlant de l’avion qui commence à évoluer au loin:
«Tiens Voilà un avion qui sulfate et pourtant il n’y a rien à sulfater...»
L’avion ne sulfate rien et on ne devrait jamais vous reprocher la gratuité dans vos films, car vous avez la religion de la gratuité, le goût de la fantaisie fondée sur l’absurde.
A. H. Le fait est que, ce goût de l’absurde, je le pratique tout à fait religieusement.
F. T. Une idée comme celle de l’avion dans le désert ne peut pas germer dans la tête d’un scénariste car elle ne fait pas avancer l’action, c’est une idée de metteur en scène.
A. H. Voici comment l’idée est venue. J’ai voulu réagir contre un vieux cliché: l’homme qui s’est rendu dans un endroit où probablement il va être tué. Maintenant, qu’est-ce qui se pratique habituellement? Une NUIT NOIRE à un carrefour étroit de la ville. La victime attend, debout dans le halo d’un réverbère. Le pavé est encore mouillé par une pluie récente. Un gros plan d’un CHAT NOIR courant furtivement le long d’un mur… »
- Qu'est-ce qu'il a contre les chats noirs, celui-là? - S’exclama la chatte Noire, sortant un instant d’une somnolence boudeuse.
- « Un plan – Continuais-je en faisant celui qui n’a rien entendu - d’une fenêtre avec, à la dérobée, le visage de quelqu’un tirant le rideau pour regarder dehors. L’approche lente d’une limousine noire, etc. Je me suis demandé: quel serait le contraire de cette scène? Une plaine déserte, en plein soleil, ni musique, ni chat noir, ni visage mystérieux derrière les fenêtres!... »
- Vous, en tous cas, vous n’en aurez raté aucun, de « clichés » - Attaqua à son tour le Fantôme des Années Anciennes - Vous êtes même une sorte de collectionneur. Ainsi quand votre détective ne déambule pas parmi les « immeubles décrépis, les poubelles, les machines abandonnées ou les usines désaffectées » (le tout enrobé d’une couche de « SMOG » ou saupoudré d’un crachin tenace!), il hante les boîtes de nuit où se produit le genre d’artiste dont, tout au long de votre carrière, vous avez célébré les performances.
- J’ai toujours été sensible aux arts chorégraphiques.
Ainsi donc, tandis que Jonathan Foolisbury mène ses investigations dans les bars peuplés de blondes gouailleuses, un tueur mystérieux décime, de son côté, la population des rouquines.
- Il y a une bonne raison à cela.
- Oui, mais je vous serais reconnaissant de la garder pour vous afin d’en réserver la surprise à mes lecteurs.
- Ah ! Vous avez trouvé un vrai éditeur, pas le genre qui disparaît dans la nature avec l’argent qu’il vous doit et en jouant courageusement les abonnés absents ?
- Pas encore mais j’ai échafaudé un plan diabolique pour en débusqué un.
- Vous m’inquiétez. (En aparté vers le public ou plutôt vers le lecteur : « Pauvre type : il roule complètement sur les jantes ! ») Mais racontez plutôt…
- Le prochain Festival du POLAR de Villeneuve sera consacré au « FILM NOIR », bref l’occasion rêvée de sortir cet album qui en est un vibrant hommage.
- Oh ! Vous faites encore l’affiche de ce Festival ?
- Chut ! Que ce secret reste entre nous.
- Rappelez-nous l'histoire.
- Jonathan Foolishbury, détective privé et âme vendue du Sénateur Stooge, enquête sur une série de meurtre de rouquines.
- Derrière ce petit argument, « Magnum Song » était un prétexte pour dessiner des avions à hélices, des docks baignées par des eaux poisseuses, des steamers, des foggy days, des escaliers extérieurs en métal boulonné et des Colt Python...
- De préférence, et même exclusivement, en quatre pouces! Au sujet de cette planche, je me souviens très exactement du texte.
Foolishbury : Je cherche une fille.
La Fille : Désolé, Lourdaud : t’es pas mon style !
Foolishbury : Rousse, le genre femme fatale…
La Fille : Toi, t’es le genre à qui toutes les femmes sont fatales !
Je m’en rappelle car c’est Lucques qui m’avait soufflé la dernière réplique.
- Ce bon vieux Lucques ? Qu’est-il devenu celui-là ?
- Après un long séjour dans les caraïbes, il s’est installé à Miami.
- Miami ? Mince, comme c’est exotique…
DRRRINNNG !
- Oui ?
BLAM !
- Quel texte !
- N’est-ce pas ? Je suis assez fier de moi. Après « 1934, A RAINCOAT ODYSSEY », mon histoire s’appela : « East Side Story »…
- Et vous trouviez ça mieux ?
- Pas vraiment : heureusement, j’ai imaginé « Magnum Song ». C’était apparemment dans le numéro 17 où il y avait un dossier sur « Les Obsédés de la Gâchette » et dont j’étais l’un des thuriféraires. C'est absolument incorrect.
- Que vous ayez été un détraqué, amateur de flingues ?
- Non, le terme gâchette : il faut dire détente. La gâchette est à l’intérieur de l’arme et l’on ne saurait la presser. Mais l’article sur moi est des plus douteux: la preuve, c’est moi qui l’avais écrit !
- Rassurez-moi : vous aviez, pour ce deuxième album, un vrai scénario?
- Un truc en béton. Quoique… A l’origine, il s’agissait plutôt d’une nouvelle…
- Laquelle s’est étirée pour devenir un roman « A SUIVRE » ?
- Disons que ce fut une trame sur laquelle je bâtis un feuilleton qui s’écrivait au fur et à mesure de ma fantaisie.
- Au grand désespoir du rédac’ chef.
- Retenons simplement que « Magnum Song » fut un joli succès. Les 10000 premiers exemplaires se vendirent rapidement et l’éditeur dut faire un retirage.
- Un retirage ? C’est fou !
- A l’époque, les éditeurs étaient de vrais professionnels. Quand ils publiaient un livre, ils travaillaient le titre. Ainsi, pour l’office de premier trimestre 1981, il n’y eut, chez Casterman, que deux sorties: « Magnum Song » et « Fables de Venise » d’un type qui s’appelait… Heu...
- Pratt. Hugo Pratt.
- Quelque chose comme ça !
- « Whisky’s Dreams » était un bel objet relié toile, avec jaquette et vraies pages de gardes. Un certain nombre d'exemplaires était accompagné d’une sérigraphie, numérotée comme il se doit. Je lis sur la dernière page: achevé d’imprimer aux Presses de la Bûcherie, à Paris, le 12 septembre 1977… Je me souviens: B.Diffusion était une structure indépendante qui distribuait, par exemple, les albums de Claire Bretécher. Laquelle, à l’époque, s’autoéditait… Lionel C* m’avait proposé de faire de même et de me distribuer dans des conditions qui m'étaient scandaleusement avantageuses. Mais je m'étais dégonflé car le côté administratif et comptable m’effrayait. Du coup, B.Diffusion se diversifia et créa les éditions du Cygne dont je fus le premier auteur. Les choses se passaient de façon aussi simple que ça...
Le livre se vendit bien, très bien même pour un truc issu d'une revue UNDERGROUND et qui n'était qu'un kaléidoscope de toutes les influences musicales, cinématographiques ou graphiques dans l’air du temps. Les textes étaient, quant à eux, très influencés par les auteurs fin de siècle pour la première partie puis par Jean Ray et Raymond Chandler dans la seconde…
- Flute ! - qu’elle s’exclama tout en feuilletant ces planches anciennes - Mais que s’est-il passé entre l'image précédente, cet authentique nadir de l’horreur, style nouille ou rococo, et celle-ci, plus mature, qui annonce clairement le domaine où vous alliez sévir: le Roman Noir…
- Je peux attribuer cela à une prise de conscience intellectuelle ?
- Non, personne ne vous croirait…
Simon Schama écrivit: « Et in Arcadio ego. La première fois que je suis tombé sur cette phrase, ce n’était pas dans une pastorale, sur toile ou en vers ; il s’agissait d’un objet dans le roman d’Evelyn Waugh: Retour à Brideshead. La formule s'inscrivait au travers d'un crâne, posé avec une splendeur ostentatoire dans les appartements de Charles Ryder à Oxford »...
Moi aussi. Moi aussi j'ai découvert cette expression en lisant Brideshead Revisited. Ou plutôt en voyant la série où Jeremy Irons jouait le personnage de Charles Ryder, un épouvantable snob.
Pour moi, cette Arcadie se situe très exactement au début des années soixante-dix et, si l’on voulait y joindre une musique, je choisirais une chanson de David Bowie. Mais ce pourrait être le « Berlin » de Lou Reed ou « These Foolish Things » de Brian Ferry…
- Quelle horreur ! S’écria-t-elle avec un air révulsé.
- M’enfin ! Il était très bien, cet album.
- Je parle pas de l’autre angliche mais de votre dessin !
- N’en rajoutez pas : j’étais tout débutant. Et puis j’ai, comme qui dirait, des circonstances atténuantes : c’était la pleine époque de ce que l’on appelait le Rock Décadent et j’avais été très marqué par un article de Paul Alessandrini, publié dans un numéro de Rock & Folk et grâce auquel j’ai découvert les auteurs fin de siècle. Genre Oscar Wilde, Jean Lorrain ou JK Huysmans…
- Découvrir la littérature dans « Rock et Folk », c’est pathétique. Quant au style, un un spécialiste écrivit à ce sujet: « La première partie de Whisky’s Dreams se présente comme un catalogue, un beau carnet d’études dont les figures, les motifs et le graphisme font référence à Mucha et à Bearsdley, les textes à Jean Lorrain. Mais le trait au pinceau est mou, son épaisseur complaisante, l’histoire remplie d’afféteries stylistiques »!
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